À qui profite la philanthropie ? Quelques réflexions sur la place de la philanthropie face aux défis d'aujourd'hui

par Didier Minot, Fondation Monde Solidaire.

Ce texte a été prononcé lors d'une table ronde organisée par le Centre d'Étude et de Recherche sur la Philanthropie (CerPhi) à Paris le 7 octobre 2015.

La version française originale est disponible ici.

Didier MinotQuelques mots de présentation.
Permettez-moi de me présenter. Ingénieur agronome, fils de chef d'entreprise, j'ai commencé à travailler dans l'agriculture puis comme fonctionnaire de l'aménagement du territoire - dans les domaines de l'aménagement régional et du développement local - au sein de l'administration centrale de l'Etat français. Il y a cinq ans, j'ai hérité de mes deux parents de ressources financières qui dépassaient largement mes besoins. Ce capital avait été accumulé par mon beau-père au fil des ans et comprenait les rémunérations de cadres d'entreprise qu'il percevait, ainsi que les bénéfices qu'il tirait d'investissements boursiers et d'achats immobiliers opportuns. Mes enfants et moi avons estimé que cette manne ne nous appartenait pas vraiment, mais qu'elle résultait de l'attribution d'une part croissante de la valeur ajoutée du travail aux actionnaires et aux dirigeants d'entreprises. Nous avons donc décidé de créer une fondation avec une partie de l'argent reçu pour financer des actions significatives, porteuses d'espoir pour une société plus humaine, et porteuses de transformation sociale et d'émancipation.

Puisque je ne parle pas qu'en mon nom, je vous présente Patrick Lescure, qui a créé il y a 20 ans la Fondation "Un monde par tous", et qui avait été pressenti pour intervenir en tant qu'orateur et être parmi nous aujourd'hui. Je vais parler au nom de nos deux fondations. Nous avons en commun l'idée qu'il nous appartient de " rendre " au bien commun ce qui n'aurait jamais dû en sortir, et de consacrer ces ressources financières à aider à l'accouchement d'un monde où chacun peut " être acteur de sa vie et citoyen d'un monde solidaire ". "

En ce qui concerne nos deux fondations, voici les cinq questions fondamentales que nous abordons en permanence :

  • D'où vient l'argent ?
  • Où va-t-il ?
  • Quel sera l'effet immédiat et systémique de notre don ?
  • Qui décide de son attribution et comment ?
  • Quelle est l'image et le message véhiculés par la fondation ?

En effet, il subsiste une ambiguïté fondamentale dans nos actions : c'est à nous de décider qui peuvent être les bénéficiaires de nos dons. Bien sûr, nous pensons, comme tous les philanthropes, que nous œuvrons pour une bonne cause. Mais cette cause dépend de notre subjectivité.

En outre, dans le cas de ma fondation, l'argent qui lui a été alloué a été exonéré de l'impôt sur les successions. Une telle allocation d'argent nous a permis de réduire considérablement l'impôt sur la fortune que nous aurions dû payer. En souscrivant des actions dans une " Union d'économie sociale " qui est une organisation caritative reconnue par l'Etat, aidant à fournir des logements aux pauvres, nous avons pu déduire 75% de l'argent alloué aux actions de l'impôt sur la fortune que nous devions payer, et nous avons eu la possibilité de récupérer le montant total de l'impôt sur la fortune payé dans un délai de 5 ans.

En toute logique, une partie de cet argent aurait dû être reversée au Trésor public pour être utilisée démocratiquement. Bien qu'il y ait beaucoup à dire sur la manière dont l'argent des impôts est utilisé aujourd'hui, cette question soulève un problème très important à mon avis.

Notre objectif est de travailler à l'émergence d'une société plus cohésive, égalitaire et fraternelle dans laquelle le respect des droits humains fondamentaux et la dignité des individus et des communautés primeraient sur la hiérarchie sociale créée par l'accumulation d'argent. Nous voulons que la redistribution sociale l'emporte sur la philanthropie. En d'autres termes, nous espérons travailler à notre propre disparition.

Quels sont les défis sociaux auxquels nous sommes confrontés ?
Les défis auxquels nous sommes tous confrontés sont considérables. Ils sont multiples : économiques, financiers, culturels, écologiques, démocratiques. Les dérèglements climatiques s'accentuent, une crise financière mondiale se profile à nouveau ; les libertés religieuses, politiques, culturelles sont menacées non seulement par des régimes autocratiques mais aussi au sein de nos démocraties par des atteintes à nos lois ; le lien social se délite ; les inégalités s'accroissent de manière exponentielle. 67 personnes détiennent aujourd'hui la moitié des richesses mondiales, soit autant que l'ensemble des habitants de cette planète.

Sur le plan écologique, la conférence sur le climat qui s'est tenue à Paris à partir de fin novembre 2015 est à bien des égards décisive, mais les engagements des États restent très insuffisants pour éviter le pire. Cependant, les dimensions sociales et écologiques de la crise sont indissociables. Le pape François a évoqué "la nécessité de restaurer la maison commune", c'est-à-dire un monde où chacun puisse vivre dignement. On retrouve le même esprit dans la déclaration sans précédent des musulmans sur le changement climatique. Aujourd'hui, de plus en plus de personnes pensent qu'il n'est pas acceptable de poursuivre la croissance insoutenable actuelle, de se conformer à une logique d'accumulation du capital dans quelques mains. Les gens se rendent compte que l'absence de contrepoids à ce pouvoir irresponsable et immunitaire met en péril l'avenir du monde.

Face à de telles perspectives, un changement systémique est nécessaire, c'est-à-dire un changement fondamental des règles du jeu, au niveau mondial, au niveau européen et aux niveaux national et local. Nous avons besoin d'institutions et de règles, de freins et de contrepoids, nous devons examiner et contrôler, nous devons vérifier le travail des contrôleurs. Cela implique une modification complète des racines du système économique et politique que nous avons hérité des années 80. En outre, nous devons collectivement et individuellement changer nos attitudes par rapport aux autres, assumer notre responsabilité personnelle et collective à l'égard du monde dans lequel nous vivons. Nous avons besoin de plus de simplicité, de plus de fraternité et de plus de respect pour les intérêts des autres.

Cependant, nous ne partons pas de zéro. Il existe dans notre société des centaines de milliers d'actions initiées par les citoyens, qui contribuent à renforcer les liens sociaux et la coopération, qui défendent les droits de l'homme et amorcent la transition écologique tant attendue. Il y a des actions qui favorisent la participation citoyenne, des actions qui contribuent à l'épanouissement personnel par la culture et le sport, etc. Prises une à une, ces actions semblent avoir une portée très limitée, mais en réalité, elles ont déjà un impact global. En effet, toutes additionnées, ces actions dessinent les contours d'une société plus humaine, qui existe déjà. Nos fondations mettent en réseau ces actions et contribuent à sensibiliser tous les acteurs pour qu'ils mesurent la portée globale de leurs actions.

Qu'est-ce que la philanthropie ?
La philanthropie regroupe sous un même vocable des choses très différentes. Il n'y a pas grand-chose en commun entre des fondations comme la nôtre et des fondations d'entreprise qui redistribuent 1 % de leur épargne ou qui promeuvent des solutions d'entreprise qui servent leurs intérêts à long terme. À mi-chemin entre ces deux types de fondations, d'autres initiatives s'attaquent à des problèmes spécifiques.

L'étymologie du mot Philanthropie indique qu'il s'agit de l'amour des êtres humains. "L'amour, au sens de "Philae", comprend également l'amitié et le respect. Un philanthrope cherche à améliorer la vie de ses semblables. En ce sens, tous les activistes, tous les hommes et toutes les femmes qui sont pleinement humains sont des philanthropes.

Mais le mot a pris un sens particulier au 19ème siècle. Pour illustrer cette évolution, je ferai un parallèle entre l'évolution de la philanthropie et l'évolution politique de l'État français et de ses citoyens :

  • Après la Révolution française, jusqu'en 1850, les associations se sont multipliées pour créer des caisses de secours mutuel et constituer, par le biais des clubs, le principal lieu de débat politique. L'objectif principal à l'époque était de promouvoir l'égalité entre tous les citoyens et la liberté d'expression.
  • Avec l'émergence de la révolution industrielle, les organisations collectives qui contredisaient l'organisation industrielle du travail ont été violemment réprimées. La philanthropie remplace sa lutte contre les inégalités en s'affirmant comme l'expression des préoccupations des riches pour les pauvres, souhaitant les éduquer, les soulager de leur misère, etc. Cette période est marquée par des luttes et des affrontements violents. Cette période a été marquée par des luttes et des affrontements violents. Progressivement, un compromis social s'est dégagé, avec la mise en place de l'Etat-providence ;
  • Au cours des trois premiers quarts du vingtième siècle, de nouveaux droits ont été progressivement reconnus. De nouvelles catégories d'associations se sont développées avec l'émergence de nouveaux droits. Ce renforcement de l'État a permis et accompagné un extraordinaire développement du capitalisme industriel ;
  • La quatrième période dans laquelle nous nous trouvons actuellement a vu le déclin de l'État-providence et de ses politiques publiques, avec, en résumé, une révolution des technologies de l'information, la mondialisation de l'économie et la chute du mur de Berlin. Le modèle social-démocrate qui prévalait dans de nombreux pays du monde a été confronté à de rudes défis et a été abandonné, laissant place à un discours néolibéral, confiant dans la nature autorégulatrice du marché.

Ce n'est donc pas une coïncidence si nous assistons aujourd'hui à la résurgence de discussions sur la philanthropie qui reprennent des thèmes du XIXe siècle dans un contexte très différent. Plus les inégalités augmentent, plus il y a de fondations.

Il s'agit de savoir comment nous pouvons relever les défis de nos sociétés. Nous sommes sceptiques quant à l'impact des actions qui se concentrent sur le traitement des conséquences sans s'attaquer aux causes, ou qui privilégient des solutions misant tout sur le pouvoir de la technologie.

Quelques réflexions à l'attention de nos collègues philanthropes
Il est utile de rappeler les origines du mot "fortune". A l'origine, Fortuna signifiait tirage au sort. Il est ensuite devenu synonyme de chance. Si, par un heureux hasard, je reçois un capital, m'appartient-il ? Si je le donne, est-ce que cela fait de moi un homme grand et généreux ? ou est-ce une fortune qui ne m'appartient pas et que je redonne à la communauté ? La réponse à cette question détermine deux attitudes très différentes à l'égard de la philanthropie.

Si la philanthropie se développe avec l'inégalité, n'est-ce pas parce que la richesse des uns est la pauvreté des autres ? Nous avons compris que le monde est fini. Nous ne pouvons pas penser qu'il dispose de ressources infinies. Nous appliquons souvent des considérations éthiques dans le choix des actions soutenues. Ne faut-il pas appliquer la même réflexion à l'existence même d'une fondation pour se demander d'où vient l'argent, et comment l'action de la fondation s'inscrit dans la répartition des ressources ?

Le retrait de l'État est présenté comme inévitable. Pourquoi ? Pourquoi ce discours devrait-il rester silencieux sur les fraudes à grande échelle, les évasions fiscales, la corruption ? Peut-on ignorer que les grandes entreprises paient environ 8 % d'impôt sur les sociétés alors que les petites et moyennes entreprises en paient environ 30 % ? Nous souhaiterions que les fondations d'entreprise publient dans leur bilan budgétaire le montant comparatif des dividendes distribués. Par exemple, la Fondation Vinci, avec un budget de 2,5 millions d'euros, a distribué 1,05 milliard de dividendes, soit 422 fois son budget.

Si nos fondations travaillent à promouvoir les droits fondamentaux, à favoriser l'accès aux biens communs et à la propriété considérés comme des droits inaliénables, pouvons-nous accepter un système qui permet la négation de ces droits et rend la vie impossible à certaines personnes ? Pouvons-nous accepter que nos dons soient le résultat d'une situation inacceptable ?

EDGE Europe

Ces réflexions interfèrent avec l'initiative de fondations de différents pays qui se sont regroupées au sein d'Edge (Engaged Donors for Global Equity). Nos deux fondations ont récemment participé à la création d'Edge Europe. Ces fondations sont convaincues que face aux défis auxquels nos sociétés sont confrontées, un changement systémique est nécessaire. Partageant la conviction que la voie actuelle suivie par nos sociétés est une impasse, elles souhaitent mettre en commun leurs ressources pour trouver un autre modèle. Pour avancer dans cette direction, ils pensent qu'une approche transversale est nécessaire, et que ce ne sont pas les élites qui construisent la société, mais les organisations et les communautés de base. Ils pensent donc qu'ils doivent s'appuyer sur les mouvements sociaux avec lesquels ils travaillent pour faire progresser l'équité et la justice sociale en termes de genre, de race, de classe, d'orientations sexuelles, etc.

La philanthropie est-elle nécessaire ?
L'essor actuel de la philanthropie est étroitement lié au développement des inégalités de revenus et de richesses. Thomas Piketty vient de publier un livre dans lequel il prédit le retour d'une société dominée par les héritiers. Il explique que l'augmentation constante des niveaux de richesse depuis les années 1950 a permis aux inégalités d'atteindre leur niveau de la Belle Époque. Les 10 % des Français les plus riches possèdent 60 % de la richesse totale du pays. Les 50 % les moins bien lotis ne possèdent que 5 % du patrimoine national. Entre les deux, la classe moyenne est menacée. Les plus grandes fortunes ont augmenté de 7 à 8 % par an contre une croissance mondiale de 2 %. La proposition de M. Piketty est de réduire l'impôt sur le revenu tout en augmentant l'impôt sur la fortune et l'impôt sur les successions. Dans cette optique, l'argent public, contrôlé et alloué démocratiquement, peut reprendre un rôle plus important, qui serait plus cohérent et plus complet que les actions de multiples philanthropes dispersés.

Cependant, même si cette thèse se développe rapidement dans la conscience et la sensibilisation du public, il est peu probable que cette perspective puisse s'appliquer dans les trois prochaines années. C'est pourquoi certaines formes d'initiatives privées restent pertinentes pour promouvoir la prise de conscience et le progrès de la conscience, à condition que toutes leurs actions soient conscientes et clairement guidées par la conscience.